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Il y a des tensions dans l’équipe commerciale depuis le nouveau partage des portefeuilles clients ? Une partie de Uno ? Les agents trouvent que leur N+2 est inefficace ? Peut-être un Carcassonne apporterait une meilleure ambiance. Les collaborateurs ont du mal à intégrer les nouvelles normes de sécurité informatique ? Une campagne de Donjons & Dragons pourrait aider.
Ces exemples, bien que concrets, ne reflètent pas l’usage professionnel des jeux de société en entreprise ou de la ludopédagogie. Pourtant, depuis dix ans, la demande explose, au point que le festival LudiNord a créé un salon dédié aux professionnels, LudiNord Pro, pour accompagner ces pratiques.
Recruter avec des dés
« C’est une vraie tendance », assure Simon Keller, coach et formateur. De nombreuses entreprises utilisent, par exemple, les cartes Dixit lors d’ateliers RH. Le jeu joue un rôle d’ »icebreaker » et facilite la création d’un storytelling autour des enseignements tirés d’une réunion. Le serious game s’inscrit aussi dans les formations, favorisant l’intelligence collective et la communication interpersonnelle.
Le jeu de société s’est ainsi imposé dans presque tous les départements en entreprise : contrôle de gestion, ressources humaines, informatique…
« Cofidis et Boulanger utilisent des jeux pour leur parcours de recrutement, par exemple. Le jeu offre une didactique claire et permet de créer une expérience immersive, d’expérimenter les choses et de débriefer en éliminant les postures qui polluent parfois les rapports humains en entreprise. C’est très précieux. »
Gaëlle Chapot, facilitatrice en intelligence collective et formatrice
« L’esbroufe, ça existe »
Malgré ces usages prometteurs, il faut savoir que le simple fait d’organiser une partie de 7 Wonders ou de Loups-garous entre collègues peut s’avérer contre-productif si elle n’est pas bien encadrée. « Il faut que ce soit bien amené, bien sûr », souligne Simon Keller. Sans formation solide ou connaissance approfondie des pratiques de l’entreprise, introduire un jeu de société risque de ne pas servir l’objectif, voire d’empirer la situation.
« C’est pourquoi il est important d’échanger entre spécialistes. La ludopédagogie requiert une expertise pour évaluer sa pertinence. Avec la popularisation récente, certains ont pu improviser. Nous encourageons donc la formation afin d’éviter les dérives », précise Gaëlle Chapot. Le métier de serious game designer, spécialisé dans la création de jeux pédagogiques, s’est structuré pour répondre à ces besoins.
Jouer ses atouts contre les clichés
« Les demandes des entreprises sont parfois très floues, » constate Suzon Beaussant, présidente du Syndicat des Serious Game Designer. « On peut tout faire avec les jeux, mais il faut d’abord définir un objectif précis. »
« Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs du secteur apportent des réponses efficaces aux problématiques des entreprises. Le jeu est très utile pour ancrer les connaissances. En sensibilisation RSE, par exemple, une collègue utilise le jeu pour parler de contraception. En recrutement, un serious game designer a notamment aidé une entreprise de fabrication de batteries à Dunkerque à déconstruire les clichés grâce à un jeu de cartes… »
Suzon Beaussant
Le jeu ne doit pas être perçu uniquement comme un divertissement : « Avec la bonne expertise, il permet d’aborder des sujets sensibles, parfois émotionnellement difficiles. L’expérience vécue dans le jeu, incluant les échecs et conflits, devient un levier pour progresser au lieu de se baser sur ce que les collaborateurs savent déjà. »
Tuons des zombies pour éliminer les conflits
« Nous recréons des situations complexes à gérer dans un cadre ludique pour les résoudre plus sereinement », explique Géraldine Modillon, responsable des ressources humaines au Canada, passionnée de jeux coopératifs comme Zombicide ou
Bomb Busters.
Souvent, en entreprise, savoir-faire et savoir-être sont dissociés : un collaborateur malpoli peut valoriser ses compétences professionnelles, tandis qu’un autre peinant sur ses objectifs compense par son relationnel. « Mais en entreprise, il faut réussir les deux : résultats attendus et comportement sain. »
« En jouant en équipe, il faut équilibrer victoire et bonne humeur, car personne n’accepterait un moment désagréable dans ces ateliers qui sortent de la routine. Cette expérience positive est essentielle. »
Géraldine Modillon
Jouer à étudier
Le succès de ces initiatives pourrait engendrer une génération de travailleurs familiers avec le jeu de société en entreprise. L’université Paris-Est Créteil expérimente une formation de ludopédagogie. Philippe Lépinard, maître de conférences en sciences de gestion, conduit depuis dix ans le projet EdUTeam, intégrant des jeux commerciaux dans les enseignements.
Première leçon : « Les étudiants aiment ça », explique-t-il. Les activités pédagogiques engageantes améliorent l’apprentissage, contrairement à certaines méthodes universitaires traditionnelles peu efficaces, notamment en management où l’évaluation de l’efficacité est primordiale.
« Pour que ça fonctionne, il ne faut pas se limiter aux jeux complexes. J’ai privilégié des jeux de rôle ou des wargames qui simulent des situations de gestion. Les étudiants se lâchent, deviennent authentiques et impliqués. Puis on débriefe pour apporter la théorie. »
Philippe Lépinard
Dark Professor à la rescousse
Ce spécialiste de la gestion de crise a ainsi utilisé une étude de cas sur l’invasion de Taïwan par la Chine avec un jeu de figurines Star Wars. « J’utilise ce qui existe. Pour les situations de guerre, des wargames d’anticipation comme Warhammer ou Star Wars Legion sont adaptés. L’essentiel est la gestion de la situation, suivant le principe d’isomorphisme épistémique : c’est l’expérience, plus que le contexte, qui favorise l’apprentissage. »
Il se félicite : « J’ai des étudiants ayant 15-16 de moyenne alors qu’il n’y a aucun PowerPoint en cours, seulement du jeu et de la discussion. »

« Il faut cesser de croire que le jeu est uniquement ludique et que le team building passe forcément par des activités comme le paintball », conclut Simon Keller. Le jeu de société a désormais toute sa place dans l’entreprise.
