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Lundi, Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, est mort en direct sur la plateforme Kick, après douze jours de diffusion continue. Son décès, survenu après des mois d’humiliations orchestrées par d’autres streameurs et monétisées sous les yeux de milliers d’internautes, soulève une question : comment cette issue tragique a-t-elle pu arriver, alors qu’une alerte avait déjà été lancée fin 2024 ? Dès décembre dernier, un long article de Mediapart pointait du doigt les dérives des streams. Une enquête avait été ouverte par le parquet de Nice.
Des gardes à vue avaient suivi en janvier, visant deux streameurs, « NarutoVie » et « Safine ». Mais la procédure avait rapidement buté sur un obstacle de taille : les victimes présumées avaient elles-mêmes nié les abus.
Pas de plainte, et une apparente participation volontaire
Lors de leurs auditions, Jean Pormanove et « Coudoux », un autre souffre-douleur, par ailleurs handicapé sous curatelle, avaient expliqué qu’il s’agissait de simples mises en scène destinées à faire le buzz. « L’un et l’autre indiquaient n’avoir jamais été blessés, être totalement libres de leurs mouvements et de leurs décisions et refusaient d’être examinés par un médecin et un psychiatre », a indiqué le procureur Damien Martinelli dans un communiqué diffusé mercredi.
Dans un autre communiqué envoyé jeudi, le parquet a annoncé que l’autopsie de Jean Pormanove écarte « l’intervention d’un tiers » et privilégie une cause « d’origine médicale ou toxicologique ».
Faute de plainte et face à cette participation en apparence volontaire, la justice n’avait pas entamé de poursuites et les streameurs avaient été relâchés à l’issue de leur garde à vue. Les enquêteurs continuaient toutefois d’analyser une masse de vidéos saisies. Pendant ce laps de temps, les lives humiliants ont repris de plus belle sur Kick, sans intervention directe des autorités. La Ligue des droits de l’homme a, de son côté, saisi l’Arcom au mois de février.
« Nous avons décidé de faire une saisine pour dénoncer les infractions commises, d’autant qu’il y a, parmi les victimes, une personne sous curatelle, donc vulnérable, ce qui constitue une circonstance aggravante », explique Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’homme. « Pour nous, il y a des violences, des sévices, des humiliations répétées qui constituent une atteinte à la dignité. C’est un principe à valeur constitutionnelle, et le Conseil d’État a d’ailleurs considéré que cela relevait de l’ordre public. »
« Plus de repère moral »
La question de la responsabilité des plateformes complique encore la situation. Depuis 2024, le règlement européen sur les services numériques (DSA) impose aux géants du Web de retirer tout contenu « manifestement illicite » une fois signalé. Mais les violences entre adultes consentants n’entrent pas dans ce champ évident. Comme le procureur de Nice, l’Arcom n’est pas allée plus loin. « Il n’y a pas eu de suite à notre saisine, regrette Nathalie Tehio. […] Le problème c’est le manque de moyen pour le traitement des demandes. Pareil pour Pharos, la justice n’en parlons pas. »
Dans les médias, des juristes évoquent aussi la possibilité de se référer à une décision de 2005 de la Cour européenne des droits de l’homme. La juridiction avait estimé que la Belgique avait eu raison de condamner un requérant pour « coups et blessures volontaires » lors de séances sadomasochistes privées, car elles portaient atteinte à la dignité humaine.
Aujourd’hui, la justice doit déterminer les causes exactes du décès de Raphaël Graven et d’éventuelles responsabilités pénales. « Pour moi, les preuves de violences sont suffisantes, je ne comprends pas du tout pourquoi il n’y a pas eu de poursuites immédiates », souffle Nathalie Tehio. « Ce qui me choque aussi, c’est que quand Mediapart a révélé les faits, les médias ne se sont pas emparés des faits quand il était encore temps d’agir. La mort et la souffrance en direct, c’est quelque chose que l’on voit dans des scénarios d’anticipation. Quand ça arrive et qu’il ne se passe rien, c’est comme s’il n’y avait plus de repère moral. »
Contexte et enjeux
L’affaire soulève des questions sur les moyens insuffisants de la justice française et le manque de réactivité des autorités face aux dérives du streaming. Le décès de Jean Pormanove met en lumière les limites des mécanismes actuels de protection en ligne, la difficulté à qualifier juridiquement des violences visibles en direct et la place des plateformes dans la modération de contenus choquants ou potentiellement dangereux.
