La Fermentation : Quand le Moisi Fascine Nos Sociétés Modernes

par Olivier
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La Fermentation : Quand le Moisi Fascine Nos Sociétés Modernes
France

Dégénérescence ou régénérescence, telle est la question posée dans l’essai Fermentations : Kéfir, compost et bactéries : pourquoi le moisi nous fascine (Seuil, 2025) de la philosophe et journaliste Anne-Sophie Moreau. Elle explore le regain d’intérêt pour la fermentation dans nos sociétés contemporaines, marquées par l’aseptisation et la modernité. Cette enquête philosophique mêle références érudites et observations aiguës pour interroger la fascination actuelle pour ce que l’on désigne habituellement comme microbes, bactéries, levures, champignons microscopiques, impliqués dans les processus de fermentation, de moisissure voire de putréfaction. Ce goût pour le micro-vivant est-il le signe d’une société en déclin fascinée par la pourriture ou plutôt d’une volonté de régénération tant intérieure que collective ?

« Nous vivons dans la société de la fermentation »

C’est à l’aéroport de Berlin qu’Anne-Sophie Moreau fait « une sorte de petite épiphanie » en achetant une bouteille de kombucha, une boisson fermentée. Le contraste entre la vitalité de cette boisson et la nature aseptisée du lieu la fait s’interroger : pourquoi consommer une boisson aussi vivante dans un espace aussi stérile ? En parallèle, lors d’un échange téléphonique avec un ami œuvrant à la généralisation du compost à Paris, elle affirme : « Nous vivons dans la société de la fermentation. Nous sommes en train de nous réconcilier avec les microbes, le micro-vivant, tout ce qui nous dégoûtait auparavant. »

Une tendance aux multiples implications

Cette remarque, initialement lancée sur un ton plaisant, révèle aux yeux de la philosophe un phénomène aux ramifications profondes et multiples. L’engouement pour les micro-organismes dépasse largement la consommation de kéfir, kombucha et légumes lactofermentés. Les innovations touchent la cosmétique, où les probiotiques nourrissent désormais le microbiome cutané jusque-là soumis à une asepsie excessive. En agriculture, le compost restaurateur soulage les sols épuisés par les pesticides. Le design explore le mycélium, matériau fongique, comme une alternative écologique aux plastiques et textiles issus de la pétrochimie. Même la NASA étudie le mycélium pour fabriquer des structures sur Mars. L’industrie funéraire elle-même est concernée par cette vague, certains envisageant « de s’autocomposter » après la mort, selon ses propos.

Un phénomène transversale et socialement diversifié

Ce renouveau ne se limite pas aux cercles urbains bobo ou bobos parisiens. Anne-Sophie Moreau observe que, dans les campagnes comme en ville, de nombreuses personnes renouent avec la fabrication maison de légumes fermentés ou de pain au levain. Par ailleurs, des start-ups de la Silicon Valley investissent la fermentation de précision, visant à créer des substituts de viande ou de produits laitiers à partir de bactéries ou de champignons. Ainsi, cette tendance traverse l’ensemble des couches sociales, liant néoruraux engagés dans la décroissance et entrepreneurs technologiques.

Révolution scientifique et changement de paradigme

L’essor scientifique autour du microbiote, amorcé il y a environ vingt ans, contribue à cette réconciliation avec le micro-vivant. Après une longue période hygiéniste justifiée notamment par des préoccupations sanitaires, la perception des micro-organismes s’est transformée. Ils cessent d’être des ennemis à éliminer pour devenir des partenaires indispensables à la santé et à la survie humaines. Nous découvrons que notre corps héberge des milliards d’agents étrangers qui, loin d’être dangereux, assurent un équilibre symbiotique essentiel. Trop se laver ou aseptiser excessivement favorise au contraire une plus grande vulnérabilité face aux agressions extérieures.

Une symbiose nécessaire avec le micro-vivant

Cette reconnaissance du micro-vivant s’inscrit dans une conscience écologique globale. Nous sommes liés, depuis notre flore intestinale jusqu’aux sols cultivés, à ces formes invisibles de vie. Anne-Sophie Moreau insiste sur ce besoin d’« altérité » microbienne pour demeurer adaptés à notre environnement : « On ne peut pas vivre sans eux, c’est une symbiose indispensable ». Ce retour à l’essentiel soulève de multiples interrogations : s’agit-il d’une volonté de régénération sociale ou d’une fascination morbide pour la pourriture en signe d’un déclin assumé ?

Utopies politiques et nouvelles formes de résistance

Plutôt que de trancher, la philosophe souligne les ambiguïtés du phénomène. La fermentation illustre une dialectique entre un désir de retour aux origines et une quête d’innovation, entre peur de l’effondrement et espoir d’un renouveau. Elle peut incarner différents courants, allant des mouvements contestataires anti-capitalistes et anti-agro-industrie à des envolées utopiques écologiques. À travers l’échange non commercial de ferments comme les graines de kéfir ou de kombucha, se dessinent des communautés horizontales fondées sur l’entraide et l’autonomie alimentaire. Fermenter équivaut ainsi à cultiver une résilience face aux crises environnementales, sanitaires et géopolitiques de notre temps.

Entre repli conservateur et empathie nouvelle

Ce retour aux fermentations pourrait aussi traduire un repli identitaire, une forme de retrait du monde contemporain tumultueux, comme l’illustre la référence à Candide et son « cultiver son jardin ». Cette tendance renvoie à une peur du monde extérieur perçu comme menaçant, et à une volonté de retrouver un cocon protecteur, ce qui s’apparente à des tendances conservatrices très marquées aujourd’hui.

Pour autant, cette attirance pour le « moisi » est également une prise de conscience majeure relative à notre coupure avec le vivant et à la nature artificielle de notre environnement actuel. « Aujourd’hui, on développe une forme d’empathie envers des formes de vies invisibles, impossibles à observer à l’œil nu », se réjouit Anne-Sophie Moreau. Retrouver la symbiose avec le micro-organisme serait ainsi une quête d’harmonie avec notre milieu.

Un avenir façonné par les micro-organismes

Au-delà du domaine culinaire, un enthousiasme considérable s’observe autour des capacités régénératrices du micro-vivant. L’État français a d’ailleurs lancé l’initiative « Ferments du futur » visant à développer de nouvelles sources alimentaires issues de micro-organismes, afin de remplacer la viande ou les produits importés gourmands en énergie, dans une perspective de souveraineté alimentaire. Anne-Sophie Moreau souligne aussi les applications en matériaux durables : certaines bactéries renforcent la résilience du béton, aident à son adaptation aux changements climatiques et même dégradent le plastique. L’étude de micro-organismes extrémophiles, tels que des champignons capables de se nourrir de radiations nucléaires, ouvre des pistes fascinantes. Le développement de biomatériaux plus durables que le plastique promet de transformer notre environnement urbain et civilisationnel à partir de matières vivantes.

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