
Le 9 juillet 1962, l’artiste alors peu connu Andy Warhol inaugura sa première exposition solo à la Ferus Gallery de Los Angeles. Cette présentation suscita à la fois fascination et moquerie, mettant en avant une série de 32 peintures représentant chacune une variété différente de la célèbre soupe Campbell’s, de l’asperge au bouillon écossais.
Pour Warhol, ce fut un tournant majeur. Âgé de 33 ans, il avait consacré la majeure partie de la décennie précédente à son travail de graphiste commercial, créant des illustrations pour des maisons de mode et des magazines, ainsi que des publicités pour des clients tels que Dior et Tiffany & Co. Bien qu’il ait exposé occasionnellement à New York, cette première exposition solo sur la côte ouest symbolisait une entrée réussie dans le monde de l’art véritable, un univers où il espérait voir ses œuvres célébrées par les musées et les critiques.

Toutefois, l’accueil critique ne fut pas celui escompté. Un critique du Los Angeles Times qualifia Warhol de « fou doux ou charlatan obstiné ». Même un galeriste voisin railla l’exposition en empilant de vraies boîtes de soupe Campbell’s dans sa galerie, vantant ses produits à un prix bien inférieur à celui des peintures de Warhol.
Malgré cette réception mitigée, Irving Blum, copropriétaire de la galerie Ferus, encouragea Warhol à vendre ses œuvres à bas prix afin de susciter l’intérêt. Cette stratégie permit de vendre cinq des 32 tableaux. Cependant, Blum comprit rapidement que vendre ces œuvres à l’unité affaiblissait l’impact global de la collection. Il racheta donc les pièces vendues, parmi lesquelles une achetée par l’acteur Dennis Hopper, et acquit l’ensemble des œuvres pour environ 3 000 dollars.

La relation de Warhol avec la soupe Campbell’s reste empreinte de contradictions. Il déclara un jour : « On m’a donné la même alimentation pendant 20 ans : soupe et sandwiches. Et je peux vous dire que ma soupe préférée est la tomate Campbell’s », justifiant ainsi son choix artistique par son affection pour la marque. Pourtant, certains biographes comme Blake Gopnik jugent cette affirmation peu sincère, notant que les reçus retrouvés témoignent plutôt d’un goût pour la gastronomie raffinée. D’autres, comme Tony Scherman dans son ouvrage Pop, racontent que Warhol était contraint de manger la même soupe en conserve quotidiennement et confiait à ses proches détester toutes les saveurs de Campbell’s.
Malgré cette ambivalence, Warhol continua à revisiter le thème des Campbell’s Soup Cans pendant plusieurs années, tout en explorant d’autres sujets artistiques. Avec le temps, les critiques perçurent ces œuvres comme une ironie habile envers la consommation de masse. La marque Campbell’s saisit d’ailleurs l’opportunité en proposant « The Souper Dress », une robe vendue un dollar accompagnée de deux étiquettes de soupes Campbell’s.
Quant aux originaux, Irving Blum les conserva durant 34 ans avant de négocier leur entrée au Museum of Modern Art de New York dans une opération mixte entre don et vente, pour environ 15 millions de dollars. Cette prestigieuse reconnaissance témoigne de la portée considérable d’une œuvre née d’une relation paradoxale entre un artiste et une soupe en conserve.
