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Le 4 juin 2004, Marvin Heemeyer, un homme d’âge moyen irrité par l’administration locale et ses voisins, passe à l’acte en levant un bulldozer affublé d’un blindage et d’armes pour se venger de Granby, une petite ville du Colorado. Cette machine artisanale, surnommée Killdozer par les médias, devient un véhicule de destruction capable de détruire véhicules et bâtiments en avançant dans la ville.
Un homme discret, presque ordinaire
Avant de concevoir le Killdozer, Marvin Heemeyer semblait incarner la figure d’un homme quelconque. Né en 1951 dans le Dakota du Sud, il migra vers le Colorado dans les années 1970 après un passage dans l’Air Force. Il résida brièvement à Boulder, puis ouvrit plusieurs ateliers de réparation d échappements et, plus tard, des affaires à Granby. Il n’a jamais été marié et restait, en apparence, l’entrepreneur local typique — un vétéran de la petite entreprise que l’on pourrait imaginer lors d’une élection comme un électeur indécis du swing state. Les archives ne clarifient pas tout de sa vie, et cela ne surprend personne tant il s’apprêtait à affronter une bourgade comme on écrase une canette.
Un adepte de la préparation à l’apocalypse
Heemeyer affichait une autre singularité visible: il était ou était doomsday prepper, une passion qui consiste à accumuler des provisions pour les temps derniers. Certains s entassent des vivres et de l eau pour traverser des crises locales, d autres aménagent des abris pour un possible autre fin du monde. Les préppers ne sont pas nécessairement irrationnels; l année 2020 nous a rappelé l importance d avoir quelques ressources à portée de main. Dans le cadre des opinions politiques, cette culture a longtemps été associée à l extrême droite américaine et, à l époque, l archétype du prepper collait à l image d un adepte armé et sceptique envers le gouvernement. Bien que la plupart des préppers ne transforment pas leurs véhicules en divisions blindées personnelles, Heemeyer a incarné et nourri ce stéréotype.
Des différends qui s accumulent autour de son affaire
Dans les années 1990, Heemeyer se fâche contre la municipalité et les médias lors d un projet d autoriser le jeu dans la région. Il crée d ailleurs un hebdomadaire pro-gambling qui n obtiendrait que peu de soutien et finit par être abandonné après le vote. Un litige foncier lié à son activité aggrave le ressentiment. Au début des années 2000, une usine de béton voisine, propriété de la famille Docheff, déménage sur un terrain adjacent à son entreprise après des débats sur le zoning, un déménagement qu il avait dénoncé. Selon Heemeyer, les nouvelles limites foncières l obligent à traverser les terrains de la société pour accéder aux siens. À un moment donné, il est sanctionné pour absence de connexion correcte à l égout; il paie l amende par chèque en inscrivant COWARDS dans la case mémo. Frustré, en 2003, il vend la majeure partie de ses terrains à une société de ferraille et loue un hangar où il conserve la pièce maîtresse: le bulldozer.
Pour se venger, il arme et protège un bulldozer
Le principe du blindé réside dans la simplicité: renforcer l armure, armer l engin, avancer sur des chenilles et obtenir ce qu on appelle une « charte ». Si des familles d autrefois ont fabriqué des chars artisanaux pour franchir des obstacles, Heemeyer peut le faire avec un bulldozer et des ressources américaines. Le bulldozer Komatsu D355A pèse près de 45 tonnes et affiche environ 410 chevaux, capable de déplacer environ 15 mètres cubes de matériau avec sa lame. Sa vitesse maximale approche les 13 km/h, ce qui reste rapide pour ses usages non militaires. À cela s ajoutent des plaques d acier et du Plexiglas résistant aux chocs, un système de ventilation et des caméras protégées par des housses en plastique. Il bénéficie aussi de la climatisation. Des fusils sont montés à l avant, à l arrière et sur le côté droit, et de petites ouvertures permettent de tirer depuis l habitacle. Pour la touche finale, Heemeyer couvre l extérieur du véhicule de graisse afin de le rendre glissant et difficile à prendre d assaut.
Le 4 juin 2004, Heemeyer prend le départ avec son Killdozer
Le 4 juin 2004, Heemeyer est prêt à démarrer. Il s enfonce dans le Killdozer et entre dans l action en brisant le toit du hangar où il l avait construit pour éviter les regards curieux. Le Killdozer n offre aucune issue: le toit est abaissé par une grue qu il a installée, le laissant prisonnier et impossible à extraire sans sa coopération.
Sa première cible est l usine de béton voisine des Docheff. Le propriétaire, Cody Docheff, tente de l affronter dans un véhicule sans blindage, mais le Killdozer le met rapidement en fuite en le percutant par l arrière et en évitant les tirs des tourelles. Une fois Docheff en déroute et son entreprise démolie, Heemeyer a pris sa première revanche et se dirige ensuite vers Granby.
Granby, sous le feu
En quelques instants, la ville se voit confrontée à un engin blindé avançant lentement dans le centre et s attaquant à des véhicules et des bâtiments. Certaines cibles « raisonnables » selon ses critères incluent les locaux d un journal opposé à ses projets, le poste de police, la maison d un ancien maire et la mairie où l administration locale s active. La bibliothèque, située dans le même bâtiment que la mairie, abrite des enfants qui parviennent à fuir peu avant l arrivée du Killdozer. Les déplacements de l engin, même à faible allure, se révèlent d une efficacité redoutable et il peut manœuvrer entre les bâtiments sans grande difficulté.
Nombre d immeubles contenaient des occupants lorsque l attaque a eu lieu ce vendredi 4 juin, et les rédacteurs du journal, qui couvrent l événement, doivent fuir à leur tour. Le bâtiment est détruit tandis que Heemeyer échoue à provoquer une explosion dans l usine de propane, tirant sur les cuves dans l espoir de les enflammer sans succès.
Un policier tente de stopper le monstre et échoue
Les autorités mobilisent toutes leurs ressources: le shérif du comté de Grand, la patrouille d état du Colorado, le service forestier fédéral et une unité SWAT déploient des forces pour stopper la machine, sans parvenir à la mettre hors d état de nuire. Des options comme des armes anti-char ou des missiles Apache auraient été lourdes de conséquences en milieu urbain et auraient pu causer des dégâts collatéraux. Un sous-shérif, Glen Trainor, parvient à grimper sur la surface huilée du véhicule mais ne peut que constater l imprégnation de l armure et l efficacité des protections; 37 tirs à bout portant n échouent pas à déloger le véhicule.
Le dénouement: suicide et fin du Killdozer
Face à l impasse, Heemeyer cherche à s échapper par un magasin de bricolage; celui-ci possède un sous-sol et un étage non conçus pour supporter le poids d un bulldozer, ce qui conduit l engin à tomber dans le sous-sol et à se bloquer. Des policiers utilisent des chalumeaux et des grues pour ouvrir l habitacle et confirmer que Heemeyer s est donné la mort. En environ deux heures, il a détruit 13 bâtiments et une trentaine de véhicules, pour un préjudice estimé à environ 6,4 millions d euros. Malgré les tirs répétés en direction des secours, Heemeyer n a fait qu un seul mort: lui-même.
Granby se relève et se réinvente
Après les dégâts, Granby se reconstruit avec la communauté qui s unit pour revenir plus fort. Le centre-ville, aujourd hui plus joli et plus moderne, a bénéficié d une restauration qui a pris plusieurs années et a donné lieu à quelques changements d image. Les habitants se mobilisent par le biais de projets divers, des ventes de gâteaux aux subventions en passant par un calendrier Ladies of Granby qui a rapporté 40 000 dollars. L attaque laisse toutefois des traces et attire encore des touristes qui veulent voir où tout cela s est passé. Pour marquer le 20e anniversaire, plusieurs commerces et bâtiments ferment et la présence policière est renforcée pour dissuader ou limiter toute réplique éventuelle. Et même à Granby, certains continuent de soutenir Heemeyer après sa mort, approuvant son geste extrémiste comme réponse à une déception.
Le Killdozer dans les médias et le débat
L incident a suscité une couverture médiatique importante, tant de la part de témoins que de survivants. Des titres portent le nom Killdozer et des ouvrages — fiction et mémoires — se penchent sur l affaire; la biographie de Patrick Brower et le documentaire Tread en retracent les récits. En 2024, un vidéaste YouTube a tenté de reproduire le véhicule et d en améliorer le design, visitant Granby et recueillant des témoignages locaux. Le projet a suscité des réactions diverses, certaines minimisant l ampleur des actes sans prendre en compte les critiques sur l extrémisme et la violence.
La question du Killdozer s est transformée en sujet de débat: pour certains, Heemeyer incarne un esprit libre, pour d autres il s agit d un terrorisme domestique et d incitation à la violence. Des incidents similaires ont eu lieu ailleurs, notamment à Jérusalem en 2008 et lors d attaques à Londres et à New Orleans. Selon le FBI, ce type d attaque est prisé par des acteurs d extrême droite, même si des groupes tels que l État islamique ont aussi évoqué des conseils pour ce genre d opération dans leurs documents.
