10 ans après la COP21: l’assignation à résidence de Joël Domenjoud

par Olivier
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10 ans après la COP21: l'assignation à résidence de Joël Domenjoud

L’essentiel

  • Activistes écologistes ayant participé au mouvement climat anti-COP21, Coalition climat 21, Joël et Cédric Domenjoud ont été assignés à résidence pendant dix-sept jours, en novembre 2015, quelques jours après les attentats du 13‑Novembre.
  • Marqués à vie par cette expérience hors norme de l’assignation à résidence, les mois et les années qui ont suivi l’état d’urgence décrété dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 ont été, pour Joël et son frère, le théâtre d’un grand chamboulement dont ils ne se sont jamais vraiment remis.
  • « J’avais toujours mis un point d’honneur à bien séparer ma vie privée de ma vie militante. L’assignation à résidence a tout fait voler en éclat », raconte Joël.

Le rappel des faits

C’était il y a dix ans, jour pour jour. Après dix-sept journées passées cloîtré dans son appartement, à Paris, Joël Domenjoud avait enfin pu retrouver sa liberté le 12 décembre 2015. Une liberté très cher payée, suspendue le 26 novembre par une assignation à résidence, treize jours après les attentats du 13‑Novembre.

Ce jour-là, il avait dû se rendre au commissariat après une journée éprouvante durant laquelle une armada de policiers était venue le chercher jusque chez lui. Absent à leur arrivée, c’est sa voisine, effrayée par le nombre d’agents postés dans les escaliers, qui l’avait alerté par téléphone : « Rentrez vite, il y a des policiers qui vous cherchent et ils sont très nombreux. » Au même moment, son frère Cédric était lui aussi « cueilli » à son domicile et notifié de son assignation à résidence, pendant la tenue, dans la capitale, de la 21e Conférence des parties (COP).

Leur « méfait » ? Avoir participé à des réunions du mouvement anti‑COP21, Coalition climat 21.

Le « mauvais » et le « bon » militant

« Il y a un avant et un après cette journée qui a été très déterminante dans notre vie, à moi et mon frère », confie Joël. Désormais installé en Meurthe‑et‑Moselle où il souhaite « prendre un peu de recul », le quadragénaire a longtemps suivi, après cet épisode, les chemins parfois tortueux de l’activisme écologiste, marqué à vie par cette assignation à résidence qu’il qualifie de « très difficile à vivre », et dont il dénonce la banalisation.

Les mois et les années qui ont suivi l’état d’urgence décrété dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 ont été, pour Joël et Cédric, le théâtre d’un grand chamboulement dont ils ne se sont jamais vraiment remis. « J’avais toujours mis un point d’honneur à bien séparer ma vie privée de ma vie militante. L’assignation à résidence a tout fait voler en éclat », explique Joël.

Dès le premier jour de sa « réclusion », animé par la volonté de combattre ce qu’il vit comme une injustice, il décide de médiatiser son cas. Son frère choisit, lui, de rester en retrait, en raison d’une condamnation pour « dégradations légères » et « refus de prélèvement ADN » lors d’une manifestation anti‑nucléaire à Bure, inscrite dans son casier judiciaire. « Il avait peur qu’on utilise ça pour justifier quelque chose d’injustifiable, et du coup banaliser, normaliser et légitimer le dispositif d’assignation à résidence », expose Joël.

Joël se retrouve alors surexposé, tandis que Cédric doit vivre ce moment dans l’ombre de son frère, sans pouvoir se défendre publiquement. « Ça a créé un fort différentiel entre nous, et même s’il n’y a pas eu de fracture, ça a donné quelque chose d’assez douloureux. Car mon frère restera à jamais le « mauvais » militant, et moi le bon. Et ça, c’est assez cruel », ajoute‑t‑il.

L’impression que « la liberté se restreignait »

À l’époque, leur avocate dépose un référé‑liberté dans les 48 heures qui suivent l’assignation des deux frères, dans l’espoir de la faire lever. Sans succès. « C’était quelque chose d’énorme. Ça n’était jamais arrivé », se souvient celle qui a suivi Joël et Cédric pendant plusieurs années avant de devenir magistrate et vice‑présidente au tribunal judiciaire de Valenciennes.

Elle relate la grande inquiétude ressentie : « Tout ça me semblait dingue. Tout à coup, j’avais l’impression que les murs… enfin, que l’horizon de la liberté se restreignait. » Du tribunal administratif au Conseil d’État, tous les leviers qu’elle tente d’actionner se brisent. Elle finit par saisir le Conseil constitutionnel et soulève une question prioritaire de constitutionnalité car « il y avait vraiment une interrogation sur la légitimité d’utiliser une loi activée en raison de la menace terroriste pour l’appliquer à des personnes qui en étaient très, très éloignées ».

En face, des responsables gouvernementaux expliquent que l’assignation à résidence des 24 militants écologistes a été utilisée pour éviter de mobiliser des forces de l’ordre déjà occupées par l’état d’urgence. « On nous disait qu’il n’y avait pas de problème, que ce n’étaient effectivement pas des terroristes, ni des islamistes. Tout ça, c’était pour économiser les forces de l’ordre. Ça paraissait dingue ! » Cette mesure administrative est prise par un ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, qui déclare pourtant, devant l’Assemblée nationale, le 1er décembre 2015 : « Pour ce qui concerne les militants écologistes, il n’y en a eu aucun d’assigné. Ceux qui ont été assignés, ce sont des individus violents. » Il n’a pas répondu aux sollicitations concernant cette affaire.

Une forme de marginalisation subie

Les trois mois qui suivent son assignation à résidence, Joël les passe prostré chez lui, dans l’incapacité de reprendre le cours de sa vie. « Après un truc comme ça, on ne peut pas retourner vivre parmi les gens, comme si de rien n’était. Revenir à des échanges sur les banalités du quotidien, c’était impossible. J’ai donc perdu beaucoup d’amis. Puis je me suis séparé de ma compagne », raconte‑t‑il, évoquant également une forme de « marginalisation » subie.

Isolé malgré lui, il décide de se jeter à corps perdu dans la lutte contre la loi Travail qui débute en mars 2016. « À partir de là, je n’ai plus jamais réussi à séparer mon activité militante de ma vie personnelle. Ce que j’ai vécu m’avait rendu la société insoutenable », décrit‑il. Au mouvement contre la loi Travail succèdent d’autres combats : d’abord, celui contre l’installation d’un centre d’enfouissement des déchets à Bure, où il s’installe plusieurs années, puis celui des « gilets jaunes » dans lequel il s’engage à nouveau sans limite.

« À partir du moment où l’arbitraire politique a pu m’assigner à résidence du jour au lendemain sans que je ne puisse rien faire pour me défendre, je ne me suis plus jamais senti en sécurité. Pour moi, nous ne vivons pas dans un état de droit », affirme Joël. Après dix années de combats judiciaires et vingt ans d’engagements militants, il avoue ressentir aujourd’hui « une fatigue profonde ». Il préfère désormais travailler à la mise en place d’outils juridiques pour permettre à d’autres de lutter et « les protéger de ce qu’on a vécu ».

L’État condamné, un jugement en demi‑teinte

L’histoire se termine tout de même mieux qu’elle n’avait commencé. Après neuf ans de procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme, l’État a finalement été condamné, en mai 2024, à verser 11 500 euros à Joël Domenjoud en dédommagement. Reporterre

« En réalité, ce jugement est en demi‑teinte », estime leur avocate. « Car la mesure d’assignation à résidence n’a pas été remise en question. Et au final, les juges disent simplement que Joël était gentil et qu’il ne méritait pas d’être assigné. Rien de plus. »

Ce qui chiffonne Joël et son avocate, c’est surtout la non‑remise en question de la validité des notes blanches produites par les Renseignements généraux au sujet des deux frères, visiblement placés sous surveillance lors de leurs réunions militantes. « Les notes blanches, c’est, en gros, une feuille A4 pas signée, très peu datée, qui dit des trucs sur vous. Et ce sont ces notes blanches qu’on nous a opposées pour justifier les mesures prises à l’encontre de Joël et de son frère », s’agace l’avocate, qui estime qu’« à partir du moment où il y a ce précédent, ça pourra se reproduire ».

Aujourd’hui, le jugement fait date. Rebaptisé « arrêt Domenjoud », il est, depuis, enseigné dans les cours de droit.

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