Il est certain que le 28 avril 1789 ne fut pas la meilleure journée du lieutenant William Bligh. Jusqu’alors, sa mission s’était déroulée avec succès : un voyage d’Angleterre à Tahiti dans le but de ramener des plants d’arbre à pain, destinés à nourrir à moindre coût les travailleurs forcés des plantations des Antilles. Pourtant, au lever du jour, il fut brusquement réveillé par cinq membres de son équipage, dont Fletcher Christian, l’un de ses officiers subalternes, tous armés et résolus. Ce soulèvement semblait paradoxal à première vue : ils venaient de passer plus de six mois sur une île paradisiaque du Pacifique Sud, peuplée d’habitants généreux, amicaux – voire très amicaux. Pourtant, une mutinerie éclata, un acte franchement impardonnable et passible de pendaison en cas d’échec.

Les historiens s’accordent difficilement sur les causes. Certains avancent que Bligh exerçait une discipline trop sévère, mais les comparaisons avec d’autres commandants britanniques montrent qu’il n’était pas hors norme. D’autres estiment que la perspective de quitter Tahiti, avec ses habitants chaleureux, était insupportable pour certains marins, dont Christian, qui avaient noué des liens personnels, voire amoureux, avec des femmes tahitiennes. La dure vie à bord d’un bateau anglais étroit et malodorant, sans aucune intimité ni mets raffinés, contrastait radicalement avec le confort du paradis insulaire. Il est aussi évoqué une brouille personnelle entre Bligh et Christian, amplifiée par les distractions romantiques offertes par Tahiti, comme le suggère Richard Hough dans son ouvrage *Captain Bligh and Mr. Christian: The Men and the Mutiny*. Quoi qu’il en soit, Bligh et ses fidèles furent placés dans un petit canot ouvert, avec des provisions et instruments de navigation très limités, livrés à leur sort en pleine mer.

Mais Bligh fit preuve d’un courage et d’une habileté stupéfiants. Grâce à ses compétences remarquables en navigation, il mena son embarcation – et ses hommes – à travers 3 600 milles marins d’océan, durant environ deux mois et demi, jusqu’à arriver sain et sauf à Timor, aux Indes orientales. De leur côté, Christian et les mutins tentèrent de fonder une colonie. Après avoir essayé d’édifier un fort, ils furent repoussés et durent retourner à Tahiti. Cependant, craignant la venue inévitable de la marine royale britannique, ils enlevèrent des hommes et quelques femmes avant de repartir à la recherche d’un refuge secret. Leur périple les mena à l’île Pitcairn, qu’ils débarrassèrent de tout objet utile avant d’y mettre le feu. Une tentative de communauté utopique vit le jour, mais fut rapidement assombrie par l’alcoolisme, la violence, puis une révolte des hommes kidnappés contre leurs geôliers anglais.

Des meurtres furent commis. Quand un baleinier américain découvrit la communauté devenue presque native, seul un mutin, John Adams, était vivant. La plupart des récits sur les années passées à Pitcairn proviennent de ses déclarations, bien que ses témoignages soient réputés peu fiables. Caroline Alexander, dans son livre *The Bounty*, rappelle que la véritable histoire reste obscure, alimentant des rumeurs selon lesquelles Fletcher Christian aurait réussi à quitter l’île incognito pour retourner en Angleterre. Quant à Bligh, son parcours fut à son tour mouvementé, assumant divers postes administratifs, y compris une autre expédition réussie visant à transporter des arbres à pain. Il mourut à Londres à l’âge de 63 ans, après avoir connu une seconde mutinerie alors qu’il était gouverneur en Nouvelle-Galles du Sud, Australie. Certains hommes semblent destinés à ne jamais apprendre de leurs erreurs.

