Histoire
Quand on évoque les momies, on imagine souvent des personnages enveloppés de bandelettes, retirés de sarcophages en Égypte — des figures pharaoniques, desséchées, parfois associées à des malédictions. Rarement viennent à l’esprit les moines bouddhistes japonais, assis en position du lotus, figés dans une momification active qui dure plusieurs siècles.
Cette forme singulière de mummification auto-imposée fut pratiquée par les membres du Shingon, une secte ascétique et nondoctrinale née durant la période Heian (794-1185) au Japon. Ce courant s’appuie sur une fusion entre l’animisme shintoïste et le bouddhisme importé de Chine. Les moines Shingon suivaient les enseignements du Shugendō, un ensemble de traditions mystiques décrites comme une synthèse de rites, comparable à certaines pratiques d’embaumement en Égypte antique, mais avec une approche radicalement différente. Ici, la momification se réalise de son vivant, grâce à une discipline rigoureuse où le corps est progressivement préparé à la dessication.
Cette pratique, connue sous le nom de sokushinbutsu, ne nécessitait pas d’extraction d’organes et fut interdite à la fin du XIXe siècle, jugée trop cruelle et assimilée à un suicide par les autorités japonaises.
Bien que les moines Shugendō ne soient pas les seuls à s’adonner à l’auto-momification, ils en sont à l’origine. D’autres figures comme le moine thaïlandais Luang Pho Daeng ou le moine chinois Qisan Zhang ont suivi cette voie, mais c’est avant tout au Japon que cette discipline s’est élaborée avec une complexité rituelle fascinante.
La légende attribue souvent son origine à En no Gyoja, un ascète mystique banni du palais impérial en 699 pour ses prétendus pouvoirs surnaturels. Mais c’est surtout à Kukai (774-835), reconnu comme le fondateur du Shingon, que l’on doit l’incarnation la plus emblématique de cette pratique. Kukai, qui aurait voulu « émerger » dans plusieurs millions d’années pour guider des âmes au nirvana, fut le premier à entreprendre cette auto-mumification, marquant ainsi un jalon spirituel et historique.
La rigueur de cette discipline était extrême :
- La préparation débutait par un régime strict, exempt de graisse corporelle, basé sur des noix, graines et racines récoltées au Mont Yudono, durant au minimum 1 000 jours.
- Les pratiquants arrêtaient ensuite toute nourriture solide, ne buvaient qu’un thé toxique extrait de l’arbre Urushi, provoquant vomissements et déshydratation.
- Enfin, ils suspendaient toute consommation d’eau et s’enfermaient vivants dans des cercueils enterrés, respirant à travers un tube et sonnant une clochette chaque jour.
Ce processus pouvait durer plusieurs années. Quand la clochette cessait de sonner, les moines étaient supposés être morts. Leur corps était alors exhumé, examiné pour vérifier la conservation, et ceux qui réussissaient devenaient des objets de vénération, considérés comme des Bouddhas incarnés, véritable corps spirituel figé dans le temps.
Aujourd’hui, une vingtaine de moines momifiés de cette tradition sont encore visibles au Japon, majoritairement dans la préfecture de Yamagata. Ils témoignent d’une histoire spirituelle aussi fascinante que macabre, oscillant entre extrême dévouement ascétique et mysticisme. Ces reliques matérielles attirent un public curieux, mêlant intérêt pour l’histoire, la science et la culture japonaise.