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Histoire

Ah, Don Quichotte. Cette histoire où un vieil homme se lance dans une lutte absurde contre un moulin à vent, n’est-ce pas ? Cette scène du moulin est sans doute l’une des plus célèbres extraites du roman, ou du moins la seule que beaucoup connaissent, même sans avoir lu l’œuvre en classe. Cette notoriété témoigne déjà de la stature de Miguel de Cervantes, son auteur, en tant que géant de la littérature.
Et à juste titre. Don Quichotte a inauguré une nouvelle forme de littérature, proche par son format des séries télévisées modernes, bien plus qu’il n’y paraît au premier abord. Ce roman a jeté les bases de la fiction contemporaine et du récit moderne, et Cervantes en est l’un des artisans majeurs.
Mais cela ne signifie pas que Cervantes vivait dans le confort d’un académicien nanti ou d’un noble de la Renaissance disposant de tout le temps et de l’argent nécessaires pour écrire à loisir. Il n’était pas non plus un prodige ayant connu un succès immédiat. En réalité, sa vie fut une véritable aventure chaotique, jalonnée davantage d’échecs, de démêlés judiciaires et de dettes que de gloire, de richesse ou de réussite.
Les origines modestes derrière le nom de Miguel de Cervantes

À première vue, Miguel de Cervantes semblait issu d’une famille aisée, ancrée dans une certaine prospérité sociale. Son grand-père, Juan de Cervantes, fut en effet un avocat accompli qui avait amassé une fortune respectable, offrant à sa famille une vie confortable parmi la noblesse.
Cependant, cette stabilité ne dura pas. Pour des raisons inconnues, Juan quitta soudainement le foyer avec son fils aîné, laissant Rodrigo de Cervantes, le père de Miguel, en charge de subvenir seul aux besoins de la famille. Ce dernier, habitué au train de vie noble et aisé, peina à gérer les ressources limitées restantes, ce qui entraîna un rapide déclin financier.
Dépourvu d’éducation universitaire formelle, Rodrigo trouva du travail comme chirurgien — un métier alors proche de celui de barbier, davantage chargé de soins mineurs que reconnu médicalement, et souvent perçu comme peu fiable. Cette profession modeste n’améliora guère la condition familiale.
Le mariage ne fut pas une solution, puisque la famille de sa femme refusa toute aide financière. À mesure que la famille s’agrandissait, Rodrigo fut contraint de multiplier les déménagements, poursuivant avec peine des emplois et fuyant continuellement la menace de la prison pour dettes. La mère de Miguel, Leonor de Cortinas, tenta également d’apporter son soutien, mais l’étau financier se resserrait inexorablement autour d’eux.
La jeunesse de Miguel de Cervantes fut une véritable odyssée marquée par une instabilité constante. Né à Alcalá de Henares à la fin du mois de septembre 1547, il ne resta toutefois pas longtemps dans cette ville madrilène. Son père, Rodrigo de Cervantes, exerçait comme chirurgien, mais de manière sporadique et peu fructueuse, ce qui contraignit la famille à de fréquents déménagements.
Face à une concurrence acharnée dans le domaine médical local, Rodrigo décida d’emmener sa famille à Valladolid, espérant y trouver de meilleures opportunités. Cette décision s’avéra vaine : non seulement les perspectives d’emploi restèrent maigres, mais Rodrigo fut également emprisonné pour dettes. Après cette période trouble, la famille Cervantes erra vraisemblablement dans les campagnes rurales, bien que les détails précis de leurs déplacements restent largement méconnus.
Dans un ultime recours, ils se rendirent en Andalousie pour solliciter l’aide du grand-père maternel, Juan de Cervantes. Grâce à son soutien, Rodrigo put décrocher un nouvel emploi, probablement facilité par son aîné. Cependant, la mort de Juan en 1556 plongea de nouveau la famille dans l’incertitude. Pendant les sept années suivantes, leur lieu de résidence demeure un mystère. Il est supposé qu’ils se seraient établis à Cabra, où le frère de Rodrigo occupait la fonction de maire, vers 1558.
Ce n’est qu’en 1564 que la famille est définitivement localisée à Séville, avant de s’installer à Madrid deux ans plus tard, en 1566. Ce parcours mouvementé, mêlant précarité et errance, constitue une toile de fond essentielle à la compréhension de la vie et de l’œuvre du futur auteur du célèbre Don Quichotte.
Un parcours éducatif difficile à cerner

Il est ardu de retracer précisément le parcours scolaire de Miguel de Cervantes. En effet, son père, Rodrigo de Cervantes, déplaçait fréquemment sa famille, confronté à des difficultés financières et juridiques récurrentes. Cette instabilité rend l’éducation de son fils quelque peu mystérieuse.
Certains éléments avancés par l’auteur Donald McCrory suggèrent que Miguel aurait commencé sa scolarité à l’âge de six ans, sous la tutelle d’un ami proche de la famille, Alonso de Vieras, alors que la famille résidait à Cordoue. Après environ un an, il aurait intégré un collège local où les méthodes d’apprentissage reposaient majoritairement sur l’écoute plutôt que la lecture.
- Au-delà de cette période initiale, les informations deviennent floues, certains biographes évoquant une éducation autodidacte, où Cervantes aurait dévoré les livres seul.
- McCrory, cependant, soutient qu’un jeune garçon aurait besoin d’encadrement et d’une forme de scolarisation.
Parmi les hypothèses les plus plausibles figure l’inscription de Cervantes au collège jésuite de Séville, en plein essor à cette époque. Cet établissement aurait pu nourrir chez lui une passion pour les arts et la littérature. Néanmoins, les coûts d’une telle scolarisation auraient pu représenter un frein, compte tenu des difficultés financières de son père, qui cherchait cependant sans doute à offrir à son fils une meilleure éducation.
Plus tard, lorsque la famille s’installa à Madrid, Miguel de Cervantes fut pris en charge par Juan López de Hoyos, chroniqueur royal chargé notamment de narrer les événements liés aux funérailles de la reine Élisabeth de Valois. Sous sa direction, Cervantes publia ses premiers ouvrages, incluant notamment des poèmes célébrant la mémoire de la reine.
Miguel de Cervantes au Vatican pour échapper à des ennuis judiciaires

Bien que Miguel de Cervantes ait connu un succès précoce comme écrivain à Madrid, il ne demeura pas longtemps dans la capitale espagnole. Selon Barbara Keevil Parker et Duane F. Parker dans leur ouvrage Miguel de Cervantes, un mandat royal fut émis le 15 septembre 1569 en vue de son arrestation pour avoir blessé le maître-maçon Antonio de Sigura lors d’un duel. Les sanctions envisagées étaient sévères : dix ans d’exil, accompagnés d’une amputation de la main au poignet. Un sort particulièrement redoutable.
Techniquement, il n’a jamais été formellement établi que ce mandat concernait bien Cervantes, mais cela paraît très probable. Quoi qu’il en soit, à l’âge de 21 ans, il choisit de s’exiler en Italie. Ce départ semblait réfléchi. En 1568, Julio Acquaviva se trouvait à Madrid afin de traiter des questions foncières avec le roi, peu disposé à négocier après le décès récent de la reine. Durant ce séjour, Acquaviva put faire la connaissance de Cervantes et lui proposer un emploi de chambellan à Rome.
Cervantes accepta cette place et s’attacha à Acquaviva, débutant ainsi son activité au Vatican au début de l’année 1570, selon Britannica. Peu de détails subsistent à propos de ses fonctions exactes, mais il semble qu’il ait pu s’occuper des appartements d’Acquaviva ou agir en tant que secrétaire. Quelques mois plus tard, Acquaviva sera nommé cardinal.
Peu de temps après que Miguel de Cervantes ait commencé à travailler, un conflit éclata entre l’Europe et l’Empire ottoman. Ces derniers s’étendaient progressivement en Europe de l’Est, menaçant les modes de vie locaux, une hostilité accentuée en partie par des raisons religieuses. Cervantes partagea cette vision et fut prêt à s’engager dans l’armée.
Son opportunité se présenta au milieu de l’année 1570, lorsque les Turcs envahirent Chypre. Cervantes répondit à l’appel pour combattre au sein de la Sainte Ligue en 1571. En septembre de la même année, il servait à bord du navire Marquesa.
Sa bravoure se fit rapidement remarquer. Lors d’une bataille près de Lépante, malgré une forte fièvre qui aurait pu justifier son absence du combat, Cervantes choisit de se battre, affirmant préférer servir son peuple et mourir plutôt que de se cacher sous le pont.
En raison de son courage, il fut placé à la tête d’un groupe de douze hommes alors que la bataille faisait rage autour d’eux. Au cœur du chaos, il fut blessé par trois balles—deux dans la poitrine et une à la main gauche. Pourtant, cela ne l’arrêta pas. Il se releva et continua à combattre, contribuant ainsi à la victoire de la Sainte Ligue.
À long terme, Cervantes perdit l’usage de sa main gauche, une blessure qu’il porta fièrement toute sa vie. Cet épisode marqua un tournant dans son existence, révélant non seulement son courage mais aussi la ténacité qui allait caractériser son œuvre littéraire.
Miguel de Cervantes capturé par les pirates barbaresques

Après avoir combattu l’Empire ottoman, Miguel de Cervantes s’apprêtait à rentrer en Espagne, portant avec lui des lettres de recommandation témoignant de son courage. En septembre 1575, il embarqua pour le retour accompagné de son frère. Cependant, leur voyage ne se déroula pas comme prévu.
Le navire qui les transportait fut attaqué par les pirates barbaresques et les deux frères furent emmenés à Alger, un important centre du commerce d’esclaves à l’époque. Retenus en otages dans l’attente d’une rançon, ils furent réduits quasiment en esclavage. Toutefois, les lettres de Cervantes attirèrent l’attention de ses ravisseurs. Ceux-ci le considérèrent comme une personne influente, ce qui augmenta considérablement le montant de sa rançon et lui valut un traitement plutôt clément. Cette faveur s’avéra cruciale, d’autant plus que Cervantes s’était rapidement imposé comme un leader parmi les prisonniers.
Il resta enfermé plusieurs années à Alger, tandis que son frère fut libéré trois ans avant lui. Sa famille parvint finalement à réunir la somme demandée en 1580, juste à temps pour éviter son transfert à Constantinople parmi les esclaves invendus.
Cette captivité marqua profondément Cervantes. Des chercheurs tels que María Antonia Garcés soulignent l’influence durable de cette période de détention dans son œuvre, avec des thèmes récurrents de captivité, de servitude, ainsi que des images poignantes d’esclaves et de souffrance qui traversent certains de ses récits.
Fraîchement sorti de la guerre et marqué par des expériences traumatisantes, Miguel de Cervantes disposait de lettres de recommandation émises par des figures militaires respectées. Pourtant, malgré cet appui, ses débuts après le conflit furent loin d’être glorieux. À son retour en Espagne, il chercha sans relâche un emploi valorisant, mais il ne fut reconnu par le monde que comme un homme pauvre et sans travail stable.
Plusieurs tentatives pour obtenir des postes dans le Nouveau Monde lui furent refusées. Le meilleur poste auquel il accéda fut celui de messager royal en Algérie. Par la suite, il occupa divers emplois administratifs peu gratifiants, notamment en tant que commissaire pour l’Armada espagnole. Sa mission consistait principalement à gérer les approvisionnements de petites localités rurales pour la flotte, un travail modeste mais nécessaire qui lui assurait un revenu.
Après la défaite de l’Armada espagnole, Cervantes se retrouva sans emploi. Il essaya encore d’obtenir une fonction outre-Atlantique et, devant de nouvelles refus, accepta de devenir collecteur d’impôts à Madrid. Malgré la nature peu reluisante de ces postes administratifs, il se distingua par une intégrité et une honnêteté remarquables — qualités rares dans ce domaine selon certains historiens. Cependant, ces emplois ne lui apportèrent guère de satisfaction personnelle, couvrant à peine ses besoins financiers et le mettant parfois en conflit avec les autorités.
Le parcours de Miguel de Cervantes ne s’est pas cantonné à la gloire littéraire ; son existence fut également marquée par des passages difficiles, notamment des séjours en prison. Bien que sa fonction de commis civil ne fut pas des plus appréciables, c’est son incapacité à gérer correctement les finances publiques qui le conduisit à plusieurs reprises derrière les barreaux.
Durant sa carrière comme commissaire, Cervantes fit preuve d’une certaine maladresse dans le suivi des comptes, ce qui provoqua des conflits avec ses supérieurs hiérarchiques. Ces erreurs financières atteignirent leur paroxysme lorsqu’il assuma le rôle de collecteur d’impôts. En 1597, des incohérences furent détectées dans trois de ses comptes, entraînant une confrontation judiciaire.
Sommé de rembourser une somme d’argent importante, Cervantes, n’ayant pas les moyens financiers nécessaires, fut condamné à passer sept mois à la prison de la Couronne de Séville. Ce passage en détention illustre bien les difficultés économiques et personnelles qui ont jalonné sa vie bien avant le succès de Don Quichotte.
Mais les ennuis ne s’arrêtèrent pas là. En 1605, alors qu’il n’exerçait plus ses fonctions officielles, un incident grave survint : une personne fut poignardée devant son domicile à Valladolid. Ce fait divers impliqua l’ensemble de sa maisonnée, qui fut arrêtée dans ce contexte déjà chargé de litiges juridiques.
Malgré une vie marquée par des épreuves constantes — esclavage, chômage et emprisonnement — Miguel de Cervantes n’a jamais cessé de chercher sa voie dans l’écriture, avec des succès parfois mitigés.
Son parcours littéraire n’était pas totalement infructueux. Dès ses années d’étudiant, il avait publié des poèmes et remporta même un concours de poésie en 1595. Bien avant cela, il avait aussi réussi à faire publier des œuvres de fiction, comme l’indique l’Encyclopædia Britannica.
L’œuvre qui lui apporta une première reconnaissance notable fut le roman pastoral La Galatea, écrit au milieu des années 1580. Ce livre lui permit de se faire connaître auprès d’un public plus large et obtint un succès honorable, même s’il ne déclencha pas de réelle renommée immédiate.
Cervantes tenta aussi sa chance au théâtre, mais ses pièces reçurent un accueil plutôt tiède. Selon l’introduction de The Portable Cervantes, il aurait écrit entre 20 et 30 pièces sur une période assez courte, dont la plupart étaient difficiles à monter sur scène. Quelques années plus tard, il signa un contrat pour écrire six pièces, mais celui-ci ne se concrétisa pas, et ne lui aurait rapporté que l’équivalent d’environ 30 dollars.
Il rédigea également plusieurs nouvelles destinées à une anthologie qui, malheureusement, ne vit jamais le jour. Cette période de tâtonnements montre bien la ténacité de Miguel de Cervantes face aux obstacles, avant de connaître la gloire avec ses œuvres ultérieures.
Miguel de Cervantes n’a rencontré le succès en tant qu’écrivain que tardivement dans sa vie, mais il a fini par y parvenir. À l’été 1604, il vendit les droits de la première partie de El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, plus connue sous le nom de Don Quichotte, à Francisco de Robles. Il obtint la licence pour la publier dès septembre de la même année. Le livre parut en janvier 1605 et rencontra un succès immédiat.
Dans The Man Who Invented Fiction, l’auteur William Egginton dépeint l’ambiance qui régnait à l’époque : un groupe bruyant et joyeux, probablement déjà quelques verres à la main, se réunissait pour écouter les aventures rocambolesques de Don Quichotte. Le public riait, se moquait et prenait plaisir à entendre parler de ce héros un peu fou — notamment, bien sûr, lorsqu’il affrontait un moulin à vent.
Pourtant, Don Quichotte dépasse largement la simple satire d’un homme dérangé prétendant être chevalier. Il est aujourd’hui considéré comme l’une des premières œuvres de la fiction moderne, capable d’immerger les lecteurs dans une réalité imaginaire peuplée de personnages fictifs, mais qui suscitent pourtant des émotions profondément humaines grâce à leur réalisme saisissant. Cette approche a durablement influencé la littérature, reflétant ce que l’on considère aujourd’hui comme la nature même de la fiction.
Bien que Cervantes n’ait pas tiré de grands bénéfices financiers de la publication de cette première partie, son héritage littéraire, lui, perdure avec éclat.
Une fausse deuxième partie du Don Quichotte

La deuxième partie de Don Quichotte n’a pas été publiée immédiatement après la première. En effet, même dix ans après la sortie du premier tome, Miguel de Cervantes n’avait toujours pas livré la suite. Ce long délai, combiné à la popularité grandissante de l’œuvre, laissa la porte ouverte à des critiques et, surtout, à une surprenante initiative.
En septembre 1614, une seconde partie de Don Quichotte fut publiée… mais sans l’accord de Cervantes. Cette édition parut à Tarragone, signée par Alonso Fernández de Avellaneda, un auteur admirateur d’un contemporain de Cervantes. Bien que l’écriture ne fût pas dénuée d’intérêt, cette version était jugée quelque peu grossière comparée à l’originale. Son but semblait clair : ridiculiser et dénigrer Cervantes.
Le véritable auteur ne tarda pas à prendre connaissance de cette imposture. Plutôt que d’ignorer ce plagiat, Cervantes choisit de répondre par l’écriture. Dans sa version officielle de la deuxième partie, il évoqua explicitement cette fausse suite, moquant un faux Sancho et un faux Quichotte, en adressant une critique acerbe et implicite à Avellaneda.
Ce qui fait de cette réplique littéraire une véritable revanche, c’est qu’elle peut encore être lue des siècles après la mort de Cervantes. À travers cette riposte, l’auteur a su marquer durablement son territoire, consolidant son œuvre face à l’usurpation.
