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Depuis près de quatre-vingts ans, Disney a établi une tradition d’adapter divers contes de fées et de folklores régionaux en films d’animation à succès. Des œuvres telles que « Aladdin », inspirée des contes arabes des « Mille et Une Nuits », ou « La Petite Sirène », tirée du récit de Hans Christian Andersen en 1836, témoignent de cette pratique. De même, « Moana » s’inspire largement du folklore polynésien et de la culture océanique. Les récits source de Disney sont souvent embellis par des thèmes universels tels que la quête de soi, la détermination à réaliser ses rêves et la découverte de l’amour véritable, le tout ajusté pour convenir à un public jeune. Cela dit, certaines de ces histoires originales cachent des éléments bien plus sombres.
L’exemple le plus frappant est le film de 1950 « Cendrillon », qui présente tous les aspects du conte que nous connaissons si bien : l’héroïne maltraitée, la belle-mère cruelle, la marraine fée, la calèche en citrouille, le prince, la pantoufle de verre, et ainsi de suite. Comme pour d’autres adaptations, la version de Disney a largement éclipsé les récits originaux. Pourtant, les premières versions de Cendrillon ne sont pas aussi innocentes.
Particulièrement celle des frères Grimm, publiée sous le titre « Aschenputtel » en 1812, qui ne comporte pas le même enchantement que la version de Disney. Ces deux auteurs ont élaboré des contes souvent empreints de morales, mais avec des éléments brutaux, comme la célèbre scène où Hansel et Gretel poussent une sorcière dans un four. Avant d’en arriver à cela, on peut également remonter à une version du 3ème siècle avant J.-C. venant d’Italie, ainsi qu’à des récits du 9ème siècle de Chine, sans oublier de nombreuses versions du XVIIe siècle en Europe occidentale. Aucune de ces histoires n’est véritablement adaptée aux enfants, certaines d’entre elles étant même particulièrement sanglantes.
La version romaine du conte
Il est juste de dire que le récit de Rhodopis, la courtisane égyptienne, appartient au même groupe de contes semblables à Cendrillon. Il présente les mêmes points essentiels que les itérations ultérieures. Cependant, certains historiens ont exploré en profondeur les détails historiques pour signaler que cette version romaine ne constituait pas une source d’inspiration directe pour les réécritures ultérieures, comme celle des frères Grimm. Cela dit, il pourrait être plus fascinant d’avoir des itérations apparemment déconnectées à travers les cultures de la même histoire, comme si l’idée d’une fille de la classe inférieure intégrée à l’aristocratie par le biais d’un objet personnel et de sa beauté naturelle était un archétype commun.
Bien que ces anciennes versions, précédant Disney, puissent sembler être de charmantes petites histoires, aucune d’entre elles n’était destinée à divertir les enfants. Le conte de Rhodopis a été écrit dans le cadre d’une compilation de « lecture légère » pour les Romains du 3ème siècle de notre ère et était considéré comme un récit captivant, comme le mentionne la Loeb Classical Library.
Issu du volume « Histoire variée » de Claudius Aelianus, ce récit en une seule phrase se déroule dans l’Égypte ancienne et a été traduit pour la première fois en anglais en 1666. Dans l’histoire, l’une des sandales de Rhodopis est emportée par un aigle alors qu’elle prend un bain et est transportée à Memphis. Là, elle est déposée sur les genoux du pharaon Psammetichus du 7ème siècle avant notre ère, qui envoie des émissaires à travers l’Égypte pour retrouver la propriétaire de la chaussure. Rhodopis est alors amenée devant lui, il s’émerveille de sa beauté, et ils se marient.
La version chinoise du conte
Une histoire de Cendrillon ne nécessite pas de comporter tous les éléments familiers du conte de Disney ou d’autres versions pour être considérée comme telle. Dans le cas de « Ye Xian, » écrite par l’auteur chinois Duan Chengshi à l’époque des Tang en 860 de notre ère, de nombreux éléments reconnaissables apparaissent. On y retrouve une jeune fille dont le père est décédé, une belle-mère cruelle, un protecteur magique, une fête où le personnage principal fait son apparition dans une magnifique robe, ainsi que le fameux épisode de la chaussure perdue et du mariage avec la royauté. De plus, un gardien spirituel sous la forme d’un poisson, qui se fait poignarder et mangé, vient embellir l’histoire, tout comme une visitation d’esprit ancestral et un rituel magique de mise en terre d’os. Bien que cela ne soit pas gore, cela pourrait certainement se présenter comme un conte pour enfants. Cependant, l’intention initiale était différente.
À l’instar d’autres versions du récit, Ye Xian est dépeinte comme étant bien plus belle et intelligente que ses demi-sœurs. L’histoire, qui met en avant des personnes méritantes recevant leur juste récompense, présente l’esprit de la mère de Ye Xian qui envoie le gardien poisson afin de la guider. C’est en ce moment que la belle-mère oppressive tue le poisson, le transforme en plat, et Ye Xian reçoit la visite d’un esprit ancestral, semblable à la fée marraine de Disney. Cet être l’aide à réaliser un rituel magique en utilisant les os du poisson pour invoquer le pouvoir de l’esprit qui exauce les souhaits. Par la suite, elle souhaite revêtir une robe splendide et des pantoufles dorées lors d’un festival du Nouvel An, mais finit par s’enfuir lorsque sa famille la reconnaît, laissant derrière elle ses pantoufles. Ces souliers parviennent au roi, et Ye Xian le suit, finissant par épouser le roi.
Les ‘Cenerentola’ d’Italie et ‘Cendrillon’ de France
En nous penchant sur les racines sombres du conte de Cendrillon, nous découvrons des récits fascinants datant du XVIIe siècle, particulièrement en Italie et en France. Les chercheurs ont identifié au moins 345 variantes de Cendrillon à travers l’Europe, chacune incorporant un élément clé : une relative maléfique, un bal magique et une contrainte de temps pour la magie. Cependant, deux récits se démarquent par leur influence.
Le premier provient de l’auteur italien Giambattista Basile, qui, en 1634, publia une collection de contes intitulée « Lo cunto de li cunti » (« L’Histoire des histoires »). Dans cette version, une belle-fille nommée Zezolla est réduite en servante par sa belle-mère, qui la surnomme « Cenerentola » (ou « Cendrillon des chats », en raison de son ingéniosité). Dans ce récit troublant, la belle-mère, initialement gouvernante de Zezolla, pousse la fillette à tuer sa première belle-mère. Après cela, elle épousera le père de Zezolla et prendre son nouveau rôle, se révélant tout aussi cruelle que l’ancienne. Quoi qu’il en soit, la fin est similaire à celle que nous connaissons — le roi se marie avec Cendrillon.
Peu après, en 1637, l’auteur français Charles Perrault publie « Les Contes de ma mère l’Oye », où il présente la version de Cendrillon qui a marqué les esprits. Ici, des éléments emblématiques apparaissent : une fée marraine, une citrouille se transformant en carrosse, des souris devenant des chevaux, et bien sûr, la fameuse pantoufle de verre. Perrault pourrait ne pas s’en être rendu compte, mais il a ainsi « disneyrisé » Cendrillon plusieurs siècles avant que Disney ne le fasse en 1950.
Les Origines Sombres de Cendrillon
Nous voici avec l’histoire de Cendrillon qui se distingue par sa violence singulière, en particulier vers la fin. Il s’agit d’« Aschenputtel », un conte rédigé par Jacob et Wilhelm Grimm, qui s’est inspiré des versions de Charles Perrault et de Giambattista Basile pour créer leur propre version en 1812.
« Aschenputtel » diverge considérablement des récits de Perrault et de Basile, tant dans sa narration que dans son ton, se montrant bien moins formule. Même les contes de Ye Xian et de Rhodopis semblent plus proches de la version familière de Disney. Dans « Aschenputtel », Cendrillon pleure tant la perte de sa mère décédée que ses larmes font pousser un arbre dans le sol. Des pigeons blancs, en réponse à ses prières adressées à l’arbre, viennent lui porter assistance. Cela pourrait être une référence au Saint-Esprit, car les frères Grimm étaient élevés dans la tradition luthérienne stricte.
Plus tard, un roi organise un festival où les oiseaux confectionnent des vêtements et des pantoufles pour Cendrillon. Elle assiste à l’événement, attire l’attention du prince, et c’est à ce moment que se déroule la scène macabre d’essai des pantoufles. Pour faire tenir les pieds de ses filles dans les pantoufles de Cendrillon, la méchante belle-mère ordonne à l’une d’elles de se couper un orteil et à l’autre de trancher une partie de son talon. Le prince n’est pas dupe, Cendrillon essaie les pantoufles, et voilà : ils se marient.
Le récit se clôt sur une note sinistre, révélant que les pigeons crevent les yeux des demi-sœurs lors du mariage. « Ainsi, pour leur méchanceté et leur mensonge », conclut le conte, « elles furent punies par la cécité jusqu’à la fin de leurs jours. »
La vision de Disney sur le conte
Avec le succès de « Blanche-Neige et les Sept Nains » en 1937, Disney s’est lancé dans une série de films d’animation qui sont tous devenus des classiques : « Pinocchio » (1940), « Fantasia » (1940), « Dumbo » (1941) et « Bambi » (1942). Cependant, à la suite des difficultés économiques engendrées par la Seconde Guerre mondiale, la production des grands films a été interrompue. À la fin des années 1940, la compagnie était prête à reprendre son élan et s’est tournée vers les contes des frères Grimm, comme pour « Blanche-Neige ».
Il est à noter que Disney n’a pas inclus dans son adaptation les éléments les plus sombres, tels que l’automutilation ou le fait que les demoiselles de compagnie soient aveuglées par des oiseaux. Le film « Cendrillon » de 1950 s’inspire principalement de l’œuvre de Charles Perrault datée de 1637, présente dans « Les Contes de ma Mère l’Oye ». Cette version a également intégré des numéros musicaux qui résument l’esprit même des films d’animation de Disney, comme « A Dream Is a Wish Your Heart Makes ».
La raison pour laquelle Disney a choisi « Cendrillon » repose sur ses similitudes avec « Blanche-Neige » : une héroïne jeune et maltraitée, une matrone oppressante, des compagnons amusants (souris et nains), ainsi qu’un prince sauveur. De plus, « Cendrillon » a offert au public une fin heureux et un mariage idyllique. Tout s’arrange harmonieusement pour les personnages bons et nobles, tandis que la méchante belle-mère et ses filles sont rapidement mises de côté. Bien que les frères Grimm auraient sans doute désapprouvé l’absence de rétribution divinement juste, au moins cette version plaira aux enfants.