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Contexte et pionnières

Dans l’imaginaire patriotique des États-Unis, chacun peut aspirer à la présidence. En réalité, ce principe a longtemps été inaccessible à une partie de la population : les femmes ont dû attendre des décennies avant d’obtenir l’égalité de plein exercice et le droit de vote.
À ce jour, malgré des avancées notables, aucun scrutin présidentiel n’a encore porté une femme à la tête de l’État. En janvier 2024, par exemple, Nikki Haley figurait parmi les candidates en lice, et en 2016 Hillary Clinton est devenue la première femme à recevoir l’investiture d’un grand parti.
Pourtant, la première femme à se porter candidate à la présidence remonte à plus d’un siècle et demi, à l’époque du début de l’ère dorée américaine : Victoria Woodhull. Sa candidature de 1872 constitue un jalon singulier dans l’histoire politique et sociale du pays.
Trois figures féminines ont particulièrement ouvert la voie :
- Shirley Chisholm (1972) : première femme noire à briguer la présidence ; elle a obtenu sa place sur les bulletins dans douze primaires et recueilli des voix de délégués malgré le racisme et le sexisme auxquels elle a été confrontée.
- Belva Lockwood (1884 et 1888) : avocate pionnière qui se présenta à une époque où les femmes n’avaient pas encore le droit de vote — certains la considèrent, pour une question technique, comme la première candidate féminine.
- Victoria Woodhull : pour l’essentiel, on attribue à sa campagne de 1872 le titre de première candidature féminine notable, un épisode fascinant parmi tant d’autres de sa vie mouvementée.
La trajectoire de Victoria Woodhull s’inscrit donc dans une lignée de femmes qui, chacune à sa manière, ont repoussé les limites de la participation politique — une histoire que la section suivante explore plus en détail.
Nommée d’après une reine, mais pas élevée comme telle

Poursuivant le fil biographique de Victoria Woodhull, on découvre une ironie frappante : bien qu’elle ait reçu le prénom d’une souveraine célèbre, son enfance fut loin des fastes royaux. Victoria Claflin naît le 23 septembre 1838 de Anna Roxanna (appelée Annie ou Roxie) et de Reuben Buckman Claflin (surnommé Buck). Si sa mère a sans doute été inspirée par la jeune reine Victoria, la vie de famille des Claflin resta précaire et mouvante.
Septième d’une fratrie de dix enfants, Victoria grandit dans un environnement marqué par l’instabilité économique, l’exploitation et possiblement des violences. L’auteur Jacqueline A. Kolosov, dans sa biographie, note le caractère itinérant et peu prospère du père, qui enchaînait les emplois sans véritable succès (Victoria Woodhull: First Woman Presidential Candidate).
- Seule source de revenus stable : les cures et remèdes miracle vendus lors de « medicine shows ».
- La mère complétait ces représentations en offrant des services de voyance.
- La famille changeait souvent de lieu de vie ; un incendie suspect du moulin à grain qu’ils possédaient alimenta des soupçons d’incendie volontaire pour toucher l’assurance.
Malgré une scolarité formelle très brève — environ trois ans — Victoria faisait preuve d’une vivacité intellectuelle remarquable et d’une mémoire étonnante. Elle affirmait également vivre des visions religieuses, prétendant communiquer avec des anges. Sa mère la croyait, tandis que certains commentateurs ont émis l’hypothèse que ces états de transe, parfois peuplés de figures comme Napoléon ou d’amis récemment décédés, pouvaient être l’expression d’une profonde solitude ou des traumatismes subis durant l’enfance.
Cette jeunesse tourmentée, telle qu’on la retrouve dans les sources contemporaines et les études biographiques, jeta les bases d’une personnalité hors norme : Victoria Woodhull, façonnée par l’adversité, allait plus tard s’affirmer comme une voix radicale dans les débats publics américains.
Spiritualiste ou charlatan ?

Pour comprendre les débuts de Victoria Woodhull, il faut revenir à son enfance où la croyance en la destinée jouait un rôle central. Sa mère, influencée par la numérologie et l’idée d’un destin exceptionnel, voyait en Victoria une enfant promise à la grandeur — une conviction que Victoria elle‑même finira par adopter et qui alimentera ses ambitions.
Les Claflin transformèrent rapidement cette croyance en activité lucrative. Victoria et sa sœur cadette Tennessee — surnommée Tennie — furent mises en scène comme des « enfants clairvoyants » capables d’interpréter le passé et de prédire l’avenir, faisant de cette pratique le principal gagne‑pain familial.
Leur « don » s’exprimait selon eux par plusieurs aptitudes présentées au public :
- interprétation des événements passés ;
- prédictions sur l’avenir ;
- recherche d’objets perdus ;
- transmission de messages de personnes décédées aux vivants.
Cette activité trouva un large écho à une époque où le spiritisme et l’occulte étaient en vogue, même auprès d’un public traditionnellement religieux. L’essor de la photographie et du télégraphe, inventions récentes alors, donnait l’impression que la communication à distance relevait du surnaturel — une idée renforcée par les traumatismes de la guerre de Sécession, qui séparait des familles et poussait beaucoup à rechercher tout moyen de rester en lien avec leurs proches. Même la Maison Blanche n’échappa pas à cet engouement, la Première Dame Mary Todd Lincoln ayant fait appel à des praticiens du mouvement spiritiste.
Cette période d’engouement pour le paranormal, à la fois fertile et controversée, éclaire un pan essentiel de l’itinéraire de Victoria Woodhull et introduit la tension persistante entre crédulité et scepticisme qui marquera la suite de sa carrière.
Elle échangea un escroc pour un autre

Après une jeunesse troublée, Victoria Claflin — plus connue sous le nom de Victoria Woodhull — se retrouva tôt confrontée aux limites qu’imposait la société du XIXe siècle. Ses parents vivaient d’expédients : son père est souvent décrit comme un colporteur de remèdes, voleur et fanatique religieux analphabète, et les jeunes filles disposaient de peu d’issues pour fuir un foyer malheureux. Le mariage restait alors le moyen le plus fréquent d’échapper à une situation familiale oppressante.
À quinze ans, Victoria rencontra le Dr Canning Woodhull, âgé d’environ vingt‑huit ans, appelé pour la soigner en 1853. Les récits divergent quant aux circonstances exactes et aux motivations qui menèrent au mariage :
- Selon certains biographes, Canning la courtisa et séduisit les parents par son apparente respectabilité et ses prétendues relations dans la haute société new‑yorkaise.
- D’autres sources affirment que Victoria s’enfuit avec lui pour échapper aux mauvais traitements de son père, faisant de l’union une forme d’échappatoire.
- Enfin, certains historiens estiment plutôt qu’elle fut mariée par sa famille, arrangée comme on le faisait souvent à cette époque.
Quoi qu’il en soit, la réalité dépassa rapidement les apparences : Canning Woodhull se révéla être un personnage aussi fallacieux que le père de Victoria. Sa prétendue ascendance et sa pratique médicale étaient en grande partie fabriquées — l’exercice de la médecine n’étant alors pas strictement réglementé — et son activité s’apparentait à des démonstrations de remèdes douteux. Plus grave encore, il fut décrit comme violent, infidèle, alcoolique et dépendant à la morphine.
Victoria fini par fuir ce second mariage, après être devenue mère de deux enfants. Les épreuves et la violence conjugale qu’elle subit marquèrent durablement son engagement public : ces expériences personnelles contribuèrent à forger les positions radicales et la combativité qui allaient caractériser sa carrière politique et son rôle historique.
La maternité a influencé ses opinions

La veille du Nouvel An 1854, un peu plus d’un an après son mariage avec Canning Woodhull, Victoria Woodhull donna naissance à un garçon nommé Byron Woodhull.
Malgré un mariage tumultueux, elle accueillit la maternité, mais fut profondément affectée lorsqu’elle constata que son fils présentait des troubles du développement intellectuel. Victoria, alors adolescente, attribua d’abord ce handicap aux vices de son mari.
Les causes exactes des retards de Byron restent incertaines ; plusieurs hypothèses étaient envisagées à l’époque :
- l’alcoolisme de Canning, que Victoria considérait comme un facteur possible ;
- des violences physiques pendant la grossesse susceptibles d’avoir affecté le fœtus ;
- une lésion à la naissance, d’autant que Canning, peut‑être affaibli, avait contribué à l’accouchement.
Au fur et à mesure qu’elle gagnait en visibilité publique, Victoria Woodhull adapta sa lecture personnelle de cette tragédie. Elle en vint à soutenir l’idée que des mariages défaillants engendraient des enfants « défaillants ». Cette théorie — battue en brèche par la naissance en 1861 d’une fille en bonne santé, Zulu — influença ses prises de position féministes et scientifiques.
Plus tard, Victoria s’associa au mouvement eugéniste, rédigeant des textes et prononçant des discours en faveur d’une idéologie alors répandue mais aujourd’hui largement considérée comme problématique.
Byron vécut jusqu’à 77 ans et dépendit toute sa vie de soignants. Si, d’un point de vue contemporain, les positions de sa mère peuvent paraître dures, elle ne confia jamais son fils à l’État de son vivant — il ne fut institutionnalisé qu’après son décès. Cette épreuve familiale marqua durablement ses convictions publiques.
Amour libre — mais pas comme on l’imagine

Poursuivant son parcours public, Victoria Woodhull fut surtout associée à l’idée d’« amour libre », une étiquette qui compliqua sa carrière politique en raison de malentendus et d’associations négatives.
Son engagement prit de l’ampleur après sa rencontre avec le colonel James Blood, vétéran de la guerre civile et fellow spiritualist. Ils se lièrent autour de convictions communes, convaincus d’être faits l’un pour l’autre malgré des mariages légaux existants. Après avoir rompu avec leurs conjoints respectifs, ils partirent ensemble avec les deux enfants de Woodhull, mais le fait qu’elle garde son nom jeta le doute sur la nature exacte de leur union.
Blood encouraga sa pensée indépendante et l’introduisit à des idées sociales et politiques alors considérées comme marginales. Toutefois, la vision de Victoria Woodhull différait des formes les plus extrêmes de « free love » : elle se rapprochait davantage d’un féminisme naissant, centré sur l’autonomie et l’émancipation.
- Pour elle, l’absence d’autonomie corporelle et économique contraignait les femmes à des mariages assimilables, selon elle, à une prostitution tolérée par l’État.
- Son plaidoyer incluait le mariage par amour avec possibilité de divorce, l’éducation publique gratuite (y compris l’éducation sexuelle), et l’accès aux méthodes de planification familiale.
- À plus long terme, elle défendait non seulement le droit de vote pour les femmes, mais aussi le droit de se présenter aux fonctions électives.
Ces positions audacieuses étaient en avance sur leur époque et alimentèrent une campagne de dénigrement : la caricature la plus célèbre la représente ailée et qualifiée de « Mme Satan », image qui témoigne autant de la peur qu’elle suscitait que de l’incompréhension entourant ses idées.
Des relations célèbres

Retrouvant sa sœur cadette Tennie Claflin, Victoria Woodhull reprit ses activités de spirite et proposa ses services de manière indépendante. C’est ainsi qu’elles firent la connaissance de Cornelius Vanderbilt, un magnat de 73 ans devenu rapidement un client privilégié et, très probablement, un partenaire sentimental de Tennie, qui aurait même reçu une demande en mariage.
Vanderbilt sembla se fier aux révélations « surnaturelles » des deux sœurs — ou du moins apprécia leur compagnie — et il leur transmit ses connaissances du marché boursier. Grâce à son soutien et à son enseignement, les deux entrepreneuses fondèrent leur propre société de courtage et entrèrent dans l’histoire comme les premières courtières en valeurs mobilières aux États-Unis.
Les sœurs surent tirer parti de leur image : jeunes, séduisantes et annoncées comme clairvoyantes, elles attiraient l’attention et transformaient la prédiction en argument pour la spéculation financière. Pourtant, leur succès initial s’explique surtout par les informations privilégiées qu’elles obtenaient via Vanderbilt.
Avec la fortune amassée (estimée à 700 000 dollars en valeur de 1869) et la protection continue de leur mécène, Woodhull et Claflin achetèrent un journal, qu’elles renommèrent Woodhull & Claflin’s Weekly. Ironie de l’histoire : leur bienfaiteur, incarnation du capitalisme débridé, permit à ces prescriptrices de publier des articles orientés à gauche.
- Premières femmes courtières en bourse aux États-Unis.
- Fortune importante acquise grâce à leurs activités financières.
- Acquisition et direction du journal Woodhull & Claflin’s Weekly.
- Publication, parmi d’autres, du Manifeste communiste en anglais et défense du « free love » et du suffrage féminin.
- Rumeurs selon lesquelles l’héritier de Vanderbilt aurait ultérieurement tenté de soudoyer les sœurs pour protéger la réputation familiale.
Ces relations influentes et cette visibilité médiatique renforcèrent la position publique de Victoria Woodhull et préparèrent le terrain pour ses engagements politiques à venir.
Elle s’est aussi fait des ennemis célèbres

Pour poursuivre l’histoire de Victoria Woodhull, il faut constater qu’à mesure qu’elle gagnait en influence, elle se heurtait à une opposition grandissante. Malgré l’appui de mécènes puissants, son passé modeste et ses liaisons avec des cercles liés au libre-amour et à l’occultisme la plaçaient en marge du mouvement féminin majoritairement aristocratique de l’époque.
Parmi ses adversaires figuraient des figures littéraires et morales influentes. Harriet Beecher Stowe, auteure d’Uncle Tom’s Cabin, désapprouvait publiquement l’audace de certaines idées de Woodhull — notamment sur le divorce — et usa de la presse pour minimiser son rayonnement, malgré sa propre situation conjugale difficile.
La querelle prit une tournure plus explosive lorsqu’elle toucha Henry Ward Beecher, prédicateur très en vue. Woodhull dénonça son comportement sexuel lors de meetings puis publia des détails, révélant une liaison supposée entre Beecher et Elizabeth Tilton, épouse d’un de ses amis. Ces révélations, connues sous le nom d’affaire Beecher–Tilton, entraînèrent des poursuites pour « séduction criminelle » intentées par Theodore Tilton contre son pasteur.
Au final, l’exposition publique se retourna contre Victoria Woodhull :
- Beecher ne fut pas condamné, mais la réputation de Woodhull fut sévèrement entamée.
- Le scandale détourna l’attention de ses ambitions politiques et consuma ses ressources.
- Des forces socialement conservatrices se regroupèrent pour la combattre, et elle fut menacée de poursuites pour obscénité en vertu des nouvelles lois de l’époque.
Cette période marque un tournant : les polémiques publiques affaiblirent durablement Victoria Woodhull, tout en mettant en lumière les clivages sociaux et moraux qui traversaient la société américaine de la fin du XIXe siècle.
La première femme à se porter candidate à la présidence

Poursuivant son engagement public, Victoria Woodhull se lia aux grandes figures du mouvement pour le droit de vote des femmes, comme Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony. Elle alla jusqu’à plaider devant le House Judiciary Committee — la première femme à le faire — soutenant que les termes neutres des 14e et 15e amendements, «citizen» et «person», devaient s’appliquer aux femmes.
Bien que sa démonstration n’ait pas convaincu les autorités de l’époque, elle renforça sa crédibilité auprès des suffragistes établies. Woodhull estimait cependant que le vote ne suffisait pas : il fallait aussi que les femmes puissent être élues à des fonctions publiques.
En 1872, Victoria Woodhull fut la candidate officielle du Equal Rights Party. Elle choisit Frederick Douglass comme colistier, choix qui resta symbolique puisque celui-ci n’accepta jamais officiellement la candidature.
Sa campagne visait à rassembler des groupes marginalisés et à défendre des réformes sociales concrètes :
- les femmes privées du droit de vote ;
- les Afro-Américains émancipés ;
- les ouvriers et travailleurs manuels.
Woodhull promettait de meilleures rémunérations et conditions de travail, ainsi qu’une protection juridique égale pour tous. Pourtant, sa participation à l’élection resta essentiellement symbolique.
Le jour du scrutin, elle se trouvait en prison, accusée d’obscénité dans le cadre de l’affaire Beecher–Tilton. De plus, elle était une femme de moins de 35 ans et n’apparaissait sur aucun bulletin officiel, ce qui rendait toute victoire impossible.
Son dépôt de candidature avait surtout valeur de protestation. Comme l’explique son descendant Scott Claflin : «À cette époque, une femme ne pouvait pas voter, ni entrer dans un restaurant, une boutique ou tout établissement sans être accompagnée d’un homme. Il était controversé pour une femme d’agir en public, mais elle eut la clairvoyance de ne pas accepter l’ordre établi.»
Cette étape marquante de la vie de Victoria Woodhull a durablement heurté les conventions de son temps et préparé le terrain pour les combats ultérieurs en faveur de l’égalité politique.
Un héritage complexe

Après être passée de la pauvreté à la richesse et à une renommée nationale, la trajectoire de Victoria Woodhull s’est infléchie après son échec à la présidence et son implication dans le scandale Beecher-Tilton. Pour autant, elle sut constamment se réinventer.
Elle divorça de son deuxième mari, le colonel James Blood, puis s’installa en Grande-Bretagne où elle épousa John B. Martin, un banquier et aristocrate britannique. Afin d’être acceptée dans son nouveau cercle social, Woodhull travailla à redorer son image et façonna une identité publique plus philanthropique.
Le couple revendiqua des liens avec des figures historiques comme George Washington et Alexander Hamilton. Woodhull et Martin restèrent mariés jusqu’à la mort de ce dernier, quatorze ans plus tard ; elle hérita alors de sa succession. Elle mourut le 9 juin 1927, à 88 ans, soit sept ans après que les femmes aux États-Unis eurent obtenu le droit de vote.
- Elle fut une pionnière visible dans de nombreux mouvements sociaux et politiques.
- Son parcours public mêlait engagements radicaux et une présence souvent sensationalisée par la presse.
- Ses positions personnelles — sur l’avortement, l’eugénisme ou la race — défient une classification simple à la lumière des valeurs contemporaines.
Comme le soutient Alena R. Pirok dans son étude Mrs. Satan’s Penance: The New History of Victoria Woodhull, cette ambiguïté entre engagement politique sérieux et image de « personnage de tabloïd » explique en partie pourquoi Victoria Woodhull reste moins commémorée que certains de ses contemporains.
Malgré les zones d’ombre et les controverses, Victoria Woodhull demeure une femme de premières : sa vie et ses actions ont laissé une empreinte durable sur l’histoire sociale et politique américaine.
